"Lorsque les pères s'habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leur parole, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu 'ils ne reconnaissent plus au dessus d'eux l'autorité de rien et de personne, alors, c'est là en toute beauté et en toute jeunesse le début de la tyrannie". PLATON |
Construire No 8,
18-2-2022 -
Texte
Jean-François Duval La délinquance
juvénile ne date pas d'hier, mais les jeunes en
question sont de plus en plus jeunes, et la violence de plus
en plus intense. "Construire" a tourné pendant
deux jours avec la brigade des mineurs, à
Genève "Larderat, la pute, sale
merde, fuck ta mère, nique ta race, fuck le
prof." Le genre d'inscription qu'un prof de cycle
découvre sur la vitre de sa voiture, à la
sortie des cours. Ou encore, cette déposition d'une
victime de 17 ans, au hasard parmi des centaines d'autres:
"Il a tenté de me brûler le visage au
moyen d'une cigarette... il a aussi placé la lame de
son couteau sur ma gorge, me coupant
légèrement." C'était une de ces
dernières nuits, à 00 h 15, au Rond-Point de
Rive. Genève. Bd Carl-Vogt. 17 h
00. Brigade des mineurs. Une quinzaine d'inspecteurs
affairés derrière leurs écrans.
"Cricket" (c'est son nom de code), 30 ans, 600 heures
supplémentaires au compteur, était avant aux
Stups. Coton, 33 ans, lui, est depuis cinq ans à la
brigade des mineurs. Vols, rackets, violence, bastons,
chantages, à Genève, en 2002, 700
dépositions par année, 450 interpellations de
mineurs, 250 arrestations, 366 arrachages de sac à
main. 18 h00. Cricket emporte son gilet
pare-balles, celui de Coton est déjà dans le
coffre de la Peugeot. Au Parc Geisendorf 18h30. Tour du parc. Deux jeunes types en
collégiennes, l'air clean et gentils comme tout.
"Police". Les types lèvent les bras. Coton:
On trouvera juste un couteau
papillon, prestement confisqué. L'un de ces
deux-là, avec d'autres, s'en est récemment
pris à un homosexuel dans la pissotière, six
fractures au visage. Plus loin, trois Blancs et trois
Blacks, tenues de rappeurs. Cricket les fait aligner. Tous.
Les bras redressés. Contrôle des papiers et des
natels. Fouille des poches. Encore plus loin, un type avec une
fille sous un abri de parc. Le jeune prend les devants:
Rien d'autre à signaler. On
le laisse à son pétard. On zone. Cycle des Voirets,
désert, où il y a eu une bagarre entre jeunes
hier soir et où pourrait maintenant se jouer la
revanche. Etoile des Palettes. Centre des Tattes. Route de
Peney. 19 h 40. Vernier. La maman ouvre,
avec de grands yeux. "Police". Derrière elle,
un mioche, une rougeur sur les joues. Sa mère
l'interroge du regard, lui demande "C'est
Rémy?" Il ne répond pas, lâche
seulement un "Putain! Fait chier!" Ben non, c'est pas
son grand frère Rémy, c'est lui. Coton remet une convocation pour le
lendemain matin, huit heures moins quart bd Carl-Vogt.
Pendant la fête de l'Escalade
- ça fait bientôt trois mois - le gosse s'est
explosé avec des copains, vodka et marijuana: ils ont
bouté le feu à un cabanon près du Cycle
de Sécheron, explosé les vitres de deux
voitures et ravagé les carrosseries. "Le problème, explique
Coton, c'est que quand ils mélangent shit et vodka,
tout à coup, ils sont plus les mêmes, ils
perdent tout sens de la réalité, ils explosent
tout! Et après, ils ne se souviennent même plus
de rien." Résultat, à 14 ans,
le gosse a désormais son fichier à la brigade,
photo de face et de profil, empreintes digitales,
signalement. 20 h 30. Saint-Jean. On recherche
Pietro, qui s'est enfui d'un centre équestre du
côté de Bourg-en-Bresse, où on l'avait
placé avec deux autres, de 15 et 16 ans. Le contact
avec la nature devait lui faire du bien. Comme l'appart de
sa demi-sur est au premier, Cricket reste sous la
fenêtre, au cas où. Coton recommande de se
faire silencieux dans l'escalier, colle son oreille contre
la porte. Puis sonne. Une jolie fille ouvre. Elle compose le numéro.
Coton le convainc de se livrer. Pietro passe la porte, un grand
gaillard filiforme, plus grand que nous tous, maigre, qui
n'a presque pas dormi depuis des jours, qui parle sans
discontinuer, qui visiblement n'a pas du tout eu le
même parcours de vie que sa demi-sur
(universitaire), et qui dit: "J'veux pas r'tourner
là-bas, je m'faisais triquer, j'vous dis.
J'm'occupais des chevaux, j'les aimais, les chevaux, mais
c'est une responsabilité, les chevaux, parfois
j'oubliais d'les conduire à l'abreuvoir. Le patron, y
devenait fou furieux, y m'triquait, j'vous dis." Boulevard Carl-Vogt. Cricket
conduit Pietro du côté des "passades" (les
violons pour mineurs) et des deux petites salles d'audition.
Fouille. Il se retrouve en slip. Rien. Trois cigarettes.
On réintègre la
Peugeot. En route pour Champ-Dollon. Pietro n'arrête
pas de parler. Il dit qu'il sait qu'il va finir à
Pramont, en Valais, et là-bas, "j'vous dis, y vont
me triquer. C'est des gros Valaisans. Thomas le caïd,
après quatre mois, il pleurait..." La triple enceinte de Champ-Dollon
s'ouvre devant nos phares. On remet Pietro entre les mains
du service pénitentiaire. Il demande si on lui rendra
ses trois cigarettes. On lui serre la main, Coton dit
"courage!" On s'en va. Pendant ce temps, quatre jeunes, 16
et 17 ans, se sont évadés du centre de
détention de Prêles, au-dessus de Bienne,
"où on met les plus durs". Violences, vols,
infractions à la loi fédérale sur les
stupéfiants. 16 ans et en cavale. Que peuvent-ils
bien espérer? Pendant ce temps, un type de 20 ans
et 1 m 80 a échappé aux ambulanciers qui
allaient l'emmener à l'hôpital psychiatrique de
Belle Idée. Signalement: "L'individu est
potentiellement dangereux pour lui-même et pour les
autres." Il n'a pas de souliers, il court quelque part
en chaussettes. Pendant ce temps, quatre ou cinq
Blacks sont pris par la task force (un groupe stups
spécialement constitués d'hommes de la
sûreté et de la gendarmerie). Mercredi, 17 h 00. Hôtel de
police. Seize heures ont passé. L'inspecteur chef
B.A. a des nouvelles des quatre évadés de
Prêles. Même que ce matin, par le plus grand des
hasards, il se trouvait dans le bus avec eux. Il
était en train de répéter son russe
lorsque, levant les yeux, il lui a bien semblé
reconnaître les quatre gaillards. Ben oui, c'était eux. A
Genève, on n'imagine pas comme le monde est petit,
surtout pour la police. Trois des ados se sont fait coincer
tout à l'heure près de la patinoire des
Vernets. On se doutait qu'ils avaient prévu de se
planquer dans le coin, chez une copine. Mais on n'a toujours pas
retrouvé le quatrième, Manu Pereira, 16 ans.
18 h 30. Aujourd'hui comme hier,
celles qu'on commence à appeler "le gang des filles"
ont refait des leurs. C'est déjà la
troisième déposition qui défile sous
nos yeux. Tout à l'heure, elles ont agressé
à la sortie d'un supermarché une femme de 31
ans qui avait refusé à l'une d'elles une
cigarette. Elle est à l'hôpital. Les passants
ne sont pas intervenus. Les signalements sortent de
l'imprimante HP: - Femme, 14-16 ans ans,
typée arabe, corpulence, mince. Etc. - Femme, 14-16 ans, typée
arabe, corpulence forte. Etc. Quatre filles au total. Hier,
à Rive, elles étaient cinq. - D'après les signalements,
c'est sûrement les mêmes, sauf que là,
y'a la Blanche qui manque. Carouge. 20 h 00. Le gosse n'est
pas là. C'est la petite sur, 11 ans, qui ouvre
la porte: - C'est pour quoi?
Le ton de cette jeune personne est
si impératif qu'on part tous d'un éclat de
rire. Le père s'avance négligemment, le poste
TV reste allumé (Coton déteste ça,
quand les gens n'éteignent pas la
télé). Problème: l'homme ne parle pas
un mot de français. C'est la petite sur qui va
faire toute la traduction, du serbo-croate en
français et inversement. Coton explique à la fillette
en remettant la convocation au papa. Avec un copain, son
frère a harcelé et contraint un camarade de
leur Cycle d'orientation, handicapé, à voler
du matériel vidéo dans les magasins.
Le papa n'a pas l'air de trouver
tout ça très grave. Il voudrait surtout
connaître le nom des parents de la victime.
20 h 30. Remontée de la rue
des Alpes. En haut, face à la gare Cornavin, c'est
toujours plein de Blacks, même à une heure du
mat. 21 h 00. Thonex, 3e étage
d'un bâtiment locatif. On a un mandat d'amener. Comme
d'hab, Coton colle son oreille contre la porte: les gens
sont là. On sonne. La maman ouvre. La maman comprend vite. Oui, Manu
était encore là tout à l'heure, il a
mangé avec eux. Maintenant, il est reparti avec sa
grande sur, 17 ans. Ils sont probablement dans le bus.
C'est fou: il veut retourner à Prêles ce soir
encore, prendre le train jusqu'à La Neuveville, puis
trois heures à pied dans la neige jusqu'au centre de
détention, qui sera fermé. Coton dit que c'est impossible,
Manu est tout de même sous le coup d'un mandat
d'amener. La maman appelle la sur
aînée sur son portable. Oui, elle est bien dans
le bus, avec Manu, et un ami à elle. La mère
passe le natel à Coton. Manu est au bout du fil, il
dit bonjour Monsieur. Coton lui fait comprendre que son
projet est insensé. Mais Manu préfère
tout, même trois heures dans la neige, à
l'idée d'une nuit à Champ-Dollon. Coton lui
explique que de toute façon, il se fera prendre, et
que si ça se passe comme ça, il devra faire
six jours de bloc à Prêles. Pendant ce temps, des larmes
coulent silencieusement sur les joues de la petite sur
qui se presse contre sa maman, et nous regarde, nous, les
quatre intrus - deux inspecteurs, un journaliste, un
photographe: toute une escouade lancée à la
poursuite de son grand frère. Elle pleure parce que son
frère va retourner en prison. A travers le portable,
il vient de dire "Okay, je vous attends au Rond-Point de
Rive". Coton lui a annoncé qu'on sera là dans
dix minutes. La maman s'efforce de consoler la
petite sur. Il va aller tout droit au violon,
bd Carl-Vogt, où sont déjà les trois
autres, et demain on le rapatriera à Prêles.
Mais les larmes continuent de
glisser le long des joues de la fillette. Dix minutes plus tard, on cueille
Manu comme prévu à l'arrêt de bus de
Rive. Il a tenu parole. Dans son blouson Nike blanc et ses
jeans, il n'a pas du tout l'air d'un mauvais gars. On ne
peut s'empêcher de se rappeler les larmes de sa petite
sur. On l'embarque à l'arrière. Par la
vitre, on voit à l'extérieur la grande
sur qui s'est effondrée dans les bras de son
ami. Le visage détourné, elle pleure toutes
les larmes de son cur.